Faut-il dire numérique ou digital ?


Le débat est récurrent, et il n’est pas un article employant le mot digital sans la réponse tant attendue « digital c’est avec les doigts, en France on dit numérique ». C’est d’ailleurs l’avis de l’Académie française pour qui « l’adjectif digital en français signifie « qui appartient aux doigts, se rapporte aux doigts ».
Il vient du latin digitalis, « qui a l’épaisseur d’un doigt », lui-même dérivé de digitus, « doigt ». C’est parce que l’on comptait sur ses doigts que de ce nom latin a aussi été tiré, en anglais,digit, « chiffre », et digital, « qui utilise des nombres ». En Français il faudrait donc utiliser numérique. C’est un avis largement partagé, et défendu par certains. Johann Duriez-Mise, journaliste High-Tech à Europe 1 estime par exemple que « le mot « Digital » est un terme anglophone qui signifie « avec les doigts ». Or, il est désormais utilisé, à tort donc, pour désigner tout ce qui à trait au Numérique. Ce n’est finalement qu’une mauvaise traduction des agences de communications françaises qui, à force de jongler avec des mots anglais et français, ont trouvé plus facile d’utiliser le même mot dans les deux langues. »

Mais si les avis semblent bien tranchés sur l’utilisation d’un des mots, ils sont rarement étayés et argumentés. Nous nous sommes donc rapprochés de spécialiste de linguistique et de sémantique / sémiologie afin d’avoir leur avis sur la question. Et leurs réponses sont assez surprenantes puisqu’elles vont à l’encontre de ce que préconise l’Académie française. Voici les avis de Typhon Baal Hamon qui souhaite garder l’anonymat mais étudie la linguistique depuis plusieurs années (vous pouvez retrouver ses écrits sur son blog) ainsi que Anthony Mathé, docteur en sciences du langage et en sciences de la communication, chargé de cours au Celsa-Sorbonne et à Paris 5, et chercheur associé au Celsa-Sorbonne (laboratoire Gripic). Il s’intéresse tout particulièrement aux univers de la communication, des médias et du branding, et fait notamment du conseil auprès des marques. Vous pouvez le retrouver surTwitter ou consulter ses écrits sur son blog, sémiolab.

Pourquoi peut-on utiliser numérique et digital  ?

Typhon Baal Hammon : En ce qui concerne les mots « numérique » et « digital », les deux semblent effectivement se trouver plus ou moins en concurrence. Il se trouve que les deux mots ont fini par recouvrir à peu près les même choses, c’est à dire grosso modo l’ensemble des équipements électroniques utilisant des représentations binaires. Il est à noter qu’aucun des deux n’avait ce sens à la base, et c’est par une évolution récente qu’ils ont acquis ce sens, comme, on le présume, pour la plupart du vocabulaire de ce domaine (mis à part les néologismes, bien sûr). J’en profite pour insister sur un point : l’étymologie d’un mot ne nous donne en aucun cas son « vrai sens ». Le sens des mots fluctue et évolue de façon parfaitement naturelle et parfois hautement imprévisible : le puriste qui insiste pour utiliser un mot dans un sens désormais totalement désuet est exactement semblable à quelqu’un qui inventerait un mot de toute pièce et s’étonnerait qu’on ne le comprît point.
Anthony Mathé : Si vous parlez d’un site web ou d’une application mobile, je suppose qu’il convient plutôt de parler d’expérience digitale, de dispositif digital, ou encore d’innovation digitale, plutôt que de dispositif ou d’expérience numérique. On parlera en revanche avec plus de justesse d’une montre à affichage numérique ou de l’industrie numérique, d’entreprises numériques. Le contexte fait que l’on privilégiera l’un ou l’autre. Le cœur du problème en français, c’est que numérique est polysémique, d’où certaines ambivalences ou zones de flou aujourd’hui qui expliquent en partie pourquoi l’on se tourne vers digital sur le modèle anglo-saxon notamment dans la langue des agences digitales ou des responsables du digital chez les marques.
En français, numérique s’oppose à analogique, c’est son sens mathématique. C’est la différence entre l’arithmétique et l’algèbre. Par extension, on parle de cinéma numérique, de son numérique, en opposition au cinéma classique ou au son analogique. C’est le traitement informatique, le calcul, la dématérialisation qui motivent cette qualification. S’il y a bien des nuances notables et significatives sur le plan sémantique ou même étymologique, ce sont surtout les usages en langue (c’est ainsi qu’on parle en linguistique) qui me semblent plus intéressants car ils permettent d’aller plus loin dans la compréhension de la complexité de la langue. On parle d’industrie numérique et de pratiques digitales, même s’il n’y a rien de complètement systématique. La clef est pourtant ici à mes yeux : valeurs de base d’un côté, valeurs d’usage de l’autre. Le chiffre versus la main, pour renvoyer à l’étymologie. Numérique tend à renvoyer de fait au technologique, à la dimension discrète de la technologie, celle que manipulent les ingénieurs et qui restent intangible.
Digital semblerait concerner plutôt l’usager dans son expérience de cette technologie numérique. Avec digital, on passe de l’autre côté de l’écran. L’influence anglosaxonne aidant aussi, je comprends pourquoi les agences se présentent comme agences digitales, et non comme agences numériques. Regardez ce qui est en jeu avec les termes numérisation et digitalisation et vous verrez que numérique et digital ne sont pas synonymes. La numérisation renvoie au changement de support de données (films, images, enregistrements), à sa dématérialisation, et la digitalisation à la communication via des supports immatériels, à l’accès au digital. Personne n’ira parler de numérisation d’une marque (sauf de ses archives) alors que la digitalisation de la marque est une mutation en cours dans son dispositif global de communication. Certes, c’est là un sociolecte propre au marketing et aux agences, mais il n’en est pas moins significatif. Il convient d’envisager la différence numérique / digitalcomme une tension, non comme un binarisme. Les geeks comme les hackers passent de l’usage à l’encodage et vice versa. La culture numérique et la culture digitale sont évidemment liées. Mais ces quelques nuances d’imaginaire ne sont pas pour autant inutiles. L’imaginaire linguistique de digital est lié à la dimension expériencielle et à l’usage alors que l’imaginaire linguistique du numérique est lié à l’industrie et à l’encodage. Si l’on continue à explorer les usages linguistiques, on voit que l’on pourrait très bien qualifier une application comme étant numérique et digitale, sans être dans la pure redondance.
On mettrait l’accent sur la technologie, puis sur l’utilisabilité pour en expliquer la valeur. En revanche, il n’est pas pensable en retour de parler d’une application numérique non-digitale ou d’une application digitale non-numérique. Les deux semblent liés, comme le recto et le verso d’une page blanche, pour reprendre l’une des célèbres métaphores de Saussure.
Pour finir, n’oublions pas le terme manquant : web. Le web n’est qu’une dimension spécifique du digital et du numérique, mais il reste le plus commun. Une autre enquête sémiolinguistique à mener.

D’un point de vue purement sémantique / linguistique, doit-on privilégier l’un ou l’autre ?

TYB : Il n’y a absolument aucune raison linguistique de préférer l’un des deux mots à l’autre. D’une manière générale, la linguistique ne consiste pas à dicter les façons de parler des gens, mais à les étudier telles qu’elles sont, et la vérité est que la correction dans ce domaine est tout simplement une question de goût. Ce qu’untel trouvera une faute horrible ne sera peut-être même pas relevé par son voisin. Ça ne veut pas dire que la langue ne suit pas de règles, mais les règles qui la régissent véritablement sont des règles que les locuteurs suivent inconsciemment. La seule réponse valable que peut faire un linguiste quand on lui demande si une forme est correcte, est : « si elle est employée, elle est correcte. Si elle n’est pas employée, elle est peut-être correcte ». La linguistique, l’étude scientifique du langage, a de nombreuses questions à se poser sur ces deux mots : comment ont-il pris leur sens actuel, qui les emploie et dans quels contextes, etc… Mais il n’est pas question de les hiérarchiser, ça, ça relève purement de la subjectivité de chacun. La linguistique peut parfois informer cette subjectivité, par exemple, en prévoyant qu’un mot fréquent sera plus intelligible qu’un mot rare ou un néologisme, mais même alors, c’est une question de goût :
On peut vouloir choisir un mot rare pour telle ou telle raison, quand bien même on sera moins facilement compris. En résumé, le choix d’utiliser « digital », « numérique » ou les deux est totalement personnel, et il est, à mon avis, ridicule de vouloir en imposer un. (Sur cette question, je peux vous renvoyer à un de mes textes : http://baalhammon.fr/linguistique.html#q5  )
AM : D’un de point de vue linguistique, c’est l’usage attesté qui doit motiver à choisir l’un des termes plutôt que l’autre, en fonction du message, du contexte ou tout simplement de son interlocuteur (ma grand-mère connait le terme numérique mais probablement pas digital). Et d’un point de vue sémantique, deux mots permettent d’introduire des nuances et ni la poésie, ni la pensée n’iront reprocher cela à la sémantique ! La linguistique comme toutes les autres sciences du langage n’est nullement prescriptive, elle est avant tout descriptive. Elle observe, elle enquête, elle étudie des phénomènes pour dégager des faits ; elle tente de comprendre pour expliquer (ou l’inverse, selon les courants linguistiques). Comme j’ai pu rire lorsque l’Académie Française a prescrit l’emploi denumérique et expliqué que digital n’est pas approprié. Ils ont beau souligner que digital en français et digital en anglais ont des sens qui ne se recouvrent pas, force est de constater que leurs usages si !
De toute façon, l’Académie Française est prescriptive, normative et a un dent contre les anglicismes et toute forme de néologisme. Je crois qu’ils ne vivent pas dans notre monde et que leur idéologie est par définition non-linguistique. En plus, mieux vaut ne pas être anglophile avec eux. Il faut se rappeler qu’il y a quelques années ils préconisaient d’utiliser le néologisme « vacancelles » pour remplacer le terme anglais « week-end ». D’un ridicule sans nom.

Le sens des 2 mots est-il aujourd’hui identique ?

TYB : Le sens de ces deux mots n’est pas identique pour la bonne raison qu’ils sont tout deux polysémiques (en particulier « numérique »).
Néanmoins, dans le sens pour lequel ils se retrouvent en concurrence, la différence n’est pas évidente à voir, et seule une étude fine de leurs contextes d’apparition pourrait permettre de trancher vraiment cette question. Mon avis personnel et subjectif était que « digital » connotait un peu les années 1980. Google Ngrams indique plutôt un pic vers 1970, et on peut voir qu’après une baisse, il regagne désormais du terrain, même si la courbe s’arrête en 2008 (« numérique » est plus employé, mais il est aussi plus polysémique, donc ce n’est peut-être pas pertinent).
num-digit

L’usage de digital plutôt que numérique tend à se généraliser. Le mot numérique a-t-il encore une chance de résister, ou deviendra-t-il inévitablement désuet suite à l’adoption du mot digital ?

TYB : Pour ce qui est de savoir si numérique va continuer à perdre du terrain, c’est possible, mais ça ne paraît pas inéluctable : il me semble qu’il est plus souvent employé que digital.
On peut imaginer toutes sortes de scénarios pour la suite. Peut-être que l’un des deux l’emportera et que l’autre deviendra désuet.
Peut-être que l’un prendra un sens plus spécialisé que l’autre. Peut-être que l’un sera plutôt employé dans un certain contexte socio-culturel ou géographique (cf la fameuse étude sur la répartition de l’emploi entre chocolatine et pain au chocolat).
Peut-être que « digital » l’emportera dans les emplois adjectivaux en même temps que triomphera « numérique » dans les emplois substantivés, i.e quand on dit « le numérique ».
(Notez que jusqu’à présent, je n’ai jamais lu ou entendu dire « le digital » dans ce sens, même si ça existe peut-être aussi).
Bref, nul ne sait de quoi demain sera fait et surtout pas moi.

Vous maîtrisez la langue anglaise, outre-manche se pose-t-on aussi ce genre de questions, ou ce genre de querelles linguistiques sont-elles purement françaises ?

AM : A dire vrai, je n’ai pas assisté à de tels débats idéologiques en Angleterre. Dans le monde des agences et des marques, la langue anglaise utilisée est avant tout pragmatique, fonctionnelle et assez peu nuancée. J’ai identifié deux règles :
1. Le plus simple est souvent jugé comme le plus efficace.
2. Si c’est fun en plus d’être efficace, c’est plus pertinent. En revanche, dans le monde réel, d’une ville à l’autre, d’un pub à l’autre, entre amis ou chez les gens, la variation linguistique est bien plus marquée et étonnante que dans le monde du travail anglais et sans comparaison avec la France : la langue parlée révèle alors des nuances, des accents, des origines excessivement riches. Vous parlez l’anglais de votre ville et de votre milieu, avec un lexique sensiblement différent. La langue est ancrage.
Et dernier point si ressourçant, c’est ce que l’on appelle l’ordinariness, la langue quotidienne faite d’humour, d’ironie, de cynisme, de référence, de nuances, de subtilité. Le culte du quotidien et du banal (sans aucune péjoration) est une culture fascinante, tellement plus subtile que les gros sabots de l’Académie Française.

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