Une réflexion sur le corps l'image et les technologies.

Source: internetActu
Très éclectique que cette journée d’étude praTIC, présentée par Etienne Armand Amato, qui s’est tenue le 23 janvier à l’Ecole de l’image , et qui a accueilli philosophes, concepteurs de jeux, artistes et industriels autour de la question de l’interfaçage du corps et des images.

Vers l’hybridation du corps et de ses images ?

Le philosophe Bernard Andrieu (Wikipédia) spécialisé dans le corps, s’est essayé à brosser un tableau des nouveaux rapports entre le corps et la machine, placé sous le signe de la chimère, de l’hybride.
Il s’agit aujourd’hui, selon lui, de reconstruire notre conception du corps en envisageant celui-ci avant tout comme un médiateur, une interface. Pour l’intervenant, il est inutile d’espérer dominer le monde de manière pleinement consciente. En effet, notre corps est en constante interaction avec son environnement, et la plupart des images qu’il produit se trouvent sous la barre des 450 millisecondes qui constituent la limite en deçà de laquelle le fonctionnement du cerveau n’est plus perçu par notre conscience.
A ses yeux, la civilisation du 21e siècle sera celle qui acceptera que le cerveau produise de l’image indépendamment du contrôle conscient. Aujourd’hui, a-t-il poursuivi, nous nous situons dans le métissage, le “queer“, le mélange. Il nous faut donc penser la question de l’hybridation. Celle-ci constitue-t-elle vraiment une perte d’identité ? L’avatar des mondes virtuels nous fait-il perdre toute référence à notre “moi” ou entrons-nous dans une situation mixte ?
Il est difficile de développer ces réflexions intermédiaires, trop subtiles, d’autres courants de pensée, plus extrêmes (posthumain ou transhumain) occupant plus facilement la scène intellectuelle. Pourtant, il reste peu probable que nous abandonnions si vite la condition humaine. Nous allons encore rester très longtemps “entre les deux”.
Impossible ici d’échapper à l’image du cyborg. Pourtant, Andrieu tient à séparer son concept d’hybride de celui du cyborg (au sens philosophique donné par Donna Haraway). Le cyborg explique-t-il cherche à dépasser les catégories dualistes de la pensée occidentale traditionnelle, nature-culture, homme-machine, esprit-corps, etc. Mais ce faisant, il reste polarisé par les dualités qu’il cherche à dépasser. Avec l’hybride, il n’est plus question de remettre en question les limites, puisque celles-ci n’existent plus. On se retrouve dans des processus énactifs émergents sans limites précises. Avec l’hybridation, on entre dans l’éphémère, le provisoire. D’ailleurs, on n’est pas hybride, on le devient ! Constamment ! Il s’agit d’un processus dynamique. Et l’hybridation, ce n’est pas merveilleux, c’est éphémère, provisoire, c’est sujet aux erreurs, aux bugs, ça tombe en panne…
De fait, aujourd’hui existent en parallèle plusieurs courants technologiques qui explorent chacun la relation entre l’homme et la machine dans un sens particulier. Ainsi, les techniques de décorporation visent un futur posthumain. Parmi elles les réseaux sociaux, les interfaces directes cerveaux-machines. Les méthodes de délégation génétique représentées par le don d’organes, le clonage, les mères porteuses… En face on trouve la régénération sensorielle qui vise à créer des cures de jouvence suivant le souhait d’Aubrey de Grey et qui concerne l’autosanté, le bien-être, etc. On rencontre aussi l’immersion écologique qui cherche à restaurer notre environnement. Et enfin, l’hybridation écologique, avec la bionique ou les implants.
Un exemple de la difficulté que nous avons à penser l’hybridation nous est donné par l’acteur Andy Serkis. Serkis est un acteur réputé. Pourtant rares sont ceux qui connaissent son visage. En effet, l’homme est surtout connu pour ses rôles en motion capture (vidéo), notamment celui de Gollum dans Le Seigneur des anneaux, mais également celui du capitaine Haddock dans le dernier Tintin, celui de King Kong, etc. Serkis mérite-t-il un Oscar pour son rôle du chimpanzé César dans le filmLa Planète des singes : Les Origines ? Selon Andrieu, l’académie des oscars et la presse américaine débattent vertement de la question depuis plusieurs semaines.
Bernard Andrieu a conclu son intervention sur l’avenir des prothèses qu’il espère voir devenir plus “bioniques”. En effet lorsque ces prothèses seront suffisamment connectées au système nerveux, il y aura reconfiguration de l’image du corps, ce qui peut signifier par exemple la disparition des “membres fantômes”, cette sensation rémanente qui hante les personnes amputées. Il est d’ailleurs déjà possible de procéder à cette reconfiguration en utilisant des membres virtuels, voire de simples miroirs, comme nous l’avions signalé dans un précédent article.
Ainsi, les personnes ayant subi une greffe des deux mains ou du visage n’ont pas l’impression de vivre avec les organes ou l’apparence d’un autre. L’imagerie médicale montre qu’ils considèrent ces ajouts comme intégrés à leur identité. La raison ? En dessous de la barre des 450 ms, la sensation “d’étrangeté” des organes greffés s’efface.

Jeu, joueur et spectateur

Brice Roy, concepteur de jeu, co-fondateur du collectif One Life Remains, professeur de Game Design et administrateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, s’est attaché à montrer différentes initiatives ludiques susceptibles de casser le couple traditionnel joueur-système pour laisser place à un acteur souvent oublié : le spectateur.
Il a étayé sa démonstration par une vidéo montrant un jeu des plus étranges puisqu’il mettait en scène des hommes et… des cochons. Les actions des joueurs sur une tablette, chez eux, devenaient un spectacle lumineux qui s’affichait sur les murs d’une porcherie pour distraire les cochons. Il ne s’agissait pas d’une performance artistique, mais d’une application destinée au plus grand nombre et qui veut répondre à une exigence juridique précise. Une loi européenne oblige en effet aujourd’hui les agriculteurs à fournir des distractions à leurs animaux. Dans cette activité, explique Roy, l’humain a une expérience de joueur, tandis que le cochon connait, pour sa part, une expérience de spectateur.
Dans le jeu vidéo, a-t-il poursuivi, la culture est celle du jeu d’arcade. Dans un jeu d’arcade, le concepteur s’arrange pour que le système émette une série d’injonctions au joueur, qui à son tour va réaliser un certain nombre d’actions entraînant des répercussions sur le système et provoquer un nouveau feedback. Tout est conçu pour optimiser cette boucle. On réduit toute attente, on s’arrange pour que la connexion entre les deux membres de la boucle soit maximale. Seuls ces deux acteurs sont pris en compte. D’ailleurs, il n’y a qu’à voir comment fonctionne une borne d’arcade. L’écran est petit et le joueur y est quasiment collé. Il n’existe tout simplement pas de place pour un spectateur. Dans ce type de jeu, l’objectif pour le concepteur est d’élaborer un objet numérique qui émet une série d’injonctions au joueur qui, à son tour, doit réaliser un certain nombre d’actions qui auront des répercussions sur le système et le feedback.
Lorsqu’on passe de la salle d’arcade à la console de salon, l’expérience ludique évolue. L’écran se trouve à une plus grande distance, on peut donc jouer dans son salon, depuis son lit. On peut aussi jouer plus longtemps (dans les salles d’arcade les gens font la queue, il faut donc que les parties soient très rapides) on peut mettre le jeu en pause, et même s’échanger les manettes.
Certaines nouvelles expériences poussent encore plus loin cette libération du modèle de l’arcade. Elles remettent en cause le contrat tacite impliquant une circulation ininterrompue entre le joueur et le système. Un exemple en est donné par cette production du Copenhagen Game CollectiveButton(pour Brutally Unfair Tactics Totally OK Now). La vidéo ci-dessous vous renseignera davantage qu’une longue explication. Disons simplement que, dans ce jeu, l’ordinateur donne aux joueurs des instructions qu’ils devront réaliser (faire trois pas en arrière, sauter). Fait original, la machine ne dispose d’aucun retour sur les actions des joueurs, elle se contente de vérifier s’ils ont bien appuyé sur un bouton de la manette. Comment savoir si les joueurs effectuent ce qui leur est demandé ? Simple : il y a plusieurs participants c’est donc le groupe qui s’occupe de cette vérification. En mettant au point un système boiteux, imprécis, explique Roy, les concepteurs de Button ont introduit une nouvelle dimension : celle du spectateur.
Même opération pour Johann-Sebastien Joust, mis au point par les mêmes concepteurs. Le jeu se joue dans la rue. Chacun des deux joueurs dispose d’un contrôleur. Le but de chaque joueur est de pousser son adversaire à réagir trop vite sur son contrôleur, le conduisant à perdre la partie à la moindre secousse. Ce combat de rue encourage les participants à effectuer différents mouvements afin de déstabiliser leur partenaire, ce qui donne lieu à une gestuelle susceptible de réjouir leur public. Les mouvements sont calculés en fonction d’une musique de fond. Plus le rythme est rapide plus on peut bouger son contrôleur (vidéo).
Ces jeux connaissent déjà aujourd’hui une version populaire dans les “jeux de danse” où les utilisateurs effectuent des mouvements chorégraphiques qui ne servent pas forcément à s’assurer du succès auprès du système informatique (qui n’enregistre souvent qu’une petite portion des actes, par exemple les mouvements de la main qui tient la wiimote), mais plutôt de plaire à un public ou au moins à soi-même. Dans ce cas, on devient son propre spectateur.

Quand le corps devient l’interface

présentation 1ere étape de fenêtre 29 03 11Divers projets mettant en lumière la richesse des interfaçages possibles ont été présentés dans l’après-midi. Le premier, Fenêtre sur chambre, présenté par Nicolas Sordello et réalisé par ce dernier en association avecRaphaël Isdant et le support de l’associationArt dans la cité, propose de rompre l’isolement de jeunes patients affaiblis par la maladie. L’idée : leur offrir un second corps, virtuel, pour communiquer avec leurs proches, même hors ligne. Fenêtre sur chambre est un dispositif de réalité mixte. Les enfants se retrouvent dans un univers virtuel avec leurs avatars, dans la lignée d’un classique Second Life. Mais un autre dispositif, “Fenêtre sur show”, est, lui, constitué de fenêtres, des écrans, relayant le monde extérieur. Grâce ces fenêtres les avatars peuvent communiquer avec des personnes réelles, comme les parents.
DSC2_3-580x267Lucile Haute est venue parler d’une performance qu’elle a réalisé avec Claire SistachDisorder Screen Control. Le but de ce travail était d’inverser le processus habituel du contrôle des avatars. Des êtres virtuels peuvent-ils contrôler des personnes physiques ? Pour explorer cette question, les deux artistes ont déambulé au milieu d’une soirée de danse électro, obéissant, via un casque, aux ordres que donnaient des avatars depuis Second Life. La vue subjective de chaque performeuse était transmise sur Second Life.
Xavier Boissarie de Orbe s’est intéressé à la manière dont on mobilise le corps dans l’expérience de la réalité augmentée. Il a présenté diverses interfaces novatrices en ce domaine. Pourquoi ne rencontre-t-on pas d’avatars dans les interfaces de réalité augmentée ?, s’est-il demandé. Tout simplement parce que ce dernier, s’il était utilisé, poserait des problèmes d’attention à l’utilisateur.
Dans l’expérience de la réalité augmentée, le focus est porté sur le monde réel. Le système informatique n’est là que pour enrichir cette expérience de la réalité, et ne saurait nous en éloigner. Malheureusement, les systèmes de réalité augmentée actuels comme la Sekai Camera, une application iPhone qui permet d’enregistrer et de lire des commentaires sur son environnement, ne contribuent pas à cette perception du monde extérieur. L’écran de l’iPhone est trop petit, la vidéo est de trop mauvaise qualité, bien trop bruitée, etc.
Paradoxe de la RA, elle est censée renforcer notre relation avec l’environnement alors qu’elle fait écran à celui-ci. Xavier Boissarie s’est alors penché sur quelques nouvelles formes de réalité augmentée, “alternatives”. Il s’est intéressé notamment aux applications de cartographie susceptibles d’être améliorées pour tenir compte de l’expérience de leurs usagers. Une carte en réalité augmentée peut ainsi s’orienter selon la position réelle de l’utilisateur, mais aussi enregistrer ses parcours.
Ces évolutions favorisent une expérience personnelle. En tout cas, a insisté Boissarie, “le lieu de cristallisation de l’expérience, c’est le corps de l’interacteur et non l’interface”. Aux formes classiques de cartographie, Boissarie en ajouté une, la carte “paysage”, à mi-chemin entre la carte traditionnelle et le monde virtuel. Orbe a expérimenté ce type de cartographie en modélisant la ville d’Avignon.
Autre direction, la création d’interfaces sonores, enrichissant de bruits ou de paroles l’environnement immédiat. “Topophonie mobile” (vidéo) associe un contexte sonore à une topographie. L’audioguide 2.0 invite à déambuler dans un lieu en suivant différentes voix.
Topophonie from Orbe on Vimeo.
Philippe Jabaud, des Bell Labs France d’Alcatel, s’est intéressé à l’interfaçage total du corps par l’interaction gestuelle. Si celle-ci, grâce à des systèmes comme la Kinect, s’avère désormais plus accessible, des efforts restent à accomplir sur la compréhension du geste. Encore faut-il établir une grammaire des gestes significatifs et expérimenter pour trouver la gestuelle la plus confortable pour l’utilisateur… Il s’est aussi penché sur l’application de cet interfaçage total avec l’informatique ambiante, en mentionnant notamment le “web of things” réalisé aux Bell Labs (vidéo).
Cette journée a montré, pour ceux qui en doutaient encore, que les questions posées par le numérique, loin de concerner seulement les “geeks” et les amateurs de technologies, nous interrogent au coeur de ce qui fait notre identité, notre nature, notre chair même.
Rémi Sussan

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